if you’re going to san-francisco – john phillips
Sam est si grand qu’il se tient toujours un peu courbé pour parler, et lorsqu’il apparaît quelque part c’est inévitablement son t-shirt qui attire l’oeil en premier. Il possède un large stock de t-shirts blancs, qu’il a récupéré dans des conditions pas très nettes – facile de deviner qu’il les a volés dans un hangar des quais, même s’il prétend que personne n’en voulait et qu’il a rendu service en débarrassant des cartons qui gênaient. Chaque matin, après la première gorgée de bière, il s’attelle à fabriquer le t-shirt qu’il va porter toute la journée. Lorsque je dors chez lui, je n’en manque pas une miette. Il le teint, le déchire, y colle des objets, il y pastiche un flyer des Grateful Deads pour ricaner et Gary l’accuse de foutre le bordel exprès parce que partout il y a des fans, le bar est d’ailleurs une espèce de QG pour Jerry Garcia et ses groupies les plus motivées. Sam n’aime pas la musique expérimentale, ni la came. Il picole de la bière artisanale, brassée par son cousin à San Diego et convoyée jusqu’à Frisco tous les mois par bateau. Il a un avis sur tout et conteste n’importe quoi pour le principe, il revendique, il met en pratique, il dit que chacun de ses t-shirts est un acte politique.
Chaque soir, il apporte à mon père celui de la veille, étiquetté et glissé dans un sac en papier. Mon père a tout de suite été emballé par les t-shirts de Sam, un concept incroyablement contre-culturel selon lui, du coup il a décidé du jour au lendemain de les exposer, d’y consacrer toute une pièce, puis deux, puis toute la galerie rebaptisée musée. A cette époque, ma mère ne donne plus de nouvelles depuis plusieurs années et il a fini par décrocher la carte des Etats-Unis du mur pour ne plus avoir à se faire à l’idée qu’il y a plusieurs jours, puis plusieurs mois, et même plusieurs années, qu’il n’y inscrit plus chaque soir le trajet de cette femme itinérante qu’il ne finissait jamais d’attendre. Mes grands-parents sont morts et avec eux l’obligation d’aller s’emmerder dans le Nevada, mais ma mère ne s’est pas montrée alors j’ai hérité de tout ce qu’ils avaient. Une fois la succession soldée, j’ai convaincu le proprio de me céder son bar, et j’ai tout transformé. J’y suis seule aux commandes et bien entourée, je passe des disques et j’organise des soirées, parfois j’invite des groupes sur une scène improvisée, je suis très occupée et j’aime ce que je fais.
J’ai gardé une chambre chez mon père, mais je n’y dors jamais. Gary a émigré vers The Haight et affiche gaiement son homosexualité. Il est tatoué partout et vit dans une grande baraque qu’il partage avec deux transexuels, Tony et Sacha. Dans la journée, il me rejoint au bar et nous avançons nos projets d’écriture pendant que je sers à boire aux habitués. L’époque des paris n’est pas tout à fait terminée et nous avons la réputation de terroriser les quelques têtes fraîchement arrivées.
Souvent à l’heure où Sam se pointe, c’est le signe pour Gary de s’en aller retrouver les militants de sa communauté dans des assemblées générales ou des réunions de commissions interminables. Ils ne s’aiment pas beaucoup mais je crois que c’est surtout un prétexte pour Gary de reproduire ce qu’il a toujours connu dans la vie. Les soirées-débats, les prises de positions modulables, Gaby ne s’intéresse qu’à la philosophie, presque en anthropologue, et c’est pour ça qu’il écrit.
[(…)->http://www.chroniques-lunaires.net/calling-station.html]
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