Chronique #219 : On the Road

19 décembre 2005 0 Permalink 0
Adèle
C’est donc dans un but de suivre un fil que me voici, perchée à deux mètres du sol, à caler dans la trop petite case à bagages qui m’a été réservée, au même titre que la couchette en skaï marron d’un autre siècle, un sac à dos déniché en urgence chez les beatniks du troisième. Sont cool, ceux là, tellement grimpés que rien ne les étonne jamais. Suis montée les voir, ils m’ont dit de fouiller dans les placards, pas compliqué. Mais bref. Suivre un fil. C’est ça qu’il faut se dire. Suivre un fil jusqu’au bout. Ca c’est le truc auquel je me raccroche pour admettre qu’il y a un sens à se trouver confinée dans un compartiment anonyme. Ouais. Me dire qu’il y a un sens, une direction, que j’avance, terminé de tourner, plus de temps perdu, plus d’espace vacant, bien obligée de garder mes distances, voilà, plus de rage, et fini de trépigner dans l’attente de l’avoir, ok, pour l’instant je ne l’ai pas, j’ai admis, suis fière, tiens, et tout à coup c’est un fil que je suis, je le suis, fusion totale, tout à coup je suis, et je suis qui je veux d’ailleurs, AAAAAAHHH. Que c’est bon. Envie de crier, là. Euphorie. Pourrais même lui envoyer des cartes postales. Au moins une. Ouais. Peut-être. Ou tenir un journal. Tracer sur un cahier chaque centimètre du fil. AH AH ! Quelle idée géniale, ça. Vive moi. Suis fébrile. Bon. Du calme.

Il y a beaucoup plus d’agitation dans le wagon que l’air ahuri de la fille de l’agence de voyages ne le laissait supposer, quand je lui ai expliqué que non, pas partir en avion, pas même en charter, mais en train de nuit, oui. {Personne ne va plus jamais à Vienne en train, voyons, c’est beaucoup plus rapide et moins cher dans les airs !} Certes. Dingue comme les gens ne se privent jamais de faire des commentaires. En quoi ça la concerne, merde, suis pas venue là pour discuter, voudrais juste qu’elle imprime le sésame qui ouvre la voie des rails. M’a agacée. Bref. Bientôt le coup de sifflet. Pire qu’une ruche, ce train. Des gens qui montent, d’autres qui descendent, un couple de retraités s’installe dans les couchettes du bas, et en face de moi un garçon brun, cheveux collés par la sueur, hisse avec peine une housse qui ressemble à celle d’un violonc… Un VIOLONCELLE ? Pourquoi il monte un violoncelle sur sa couchette, lui, l’est pas bien, il va tuer quelqu’un… j’aimerais pas être la fille en dessous, là, tiens, une blonde en bleu… Elle tourne la tête. A du sentir mon regard posé sur elle. Connection. Sourires. Bonjour… et le familier coup de poing dans l’estomac. Je me trouble. Son visage est si… pâle. Presque transparent. Lunaire. On y devine à peine les lèvres, comme s’il n’y avait qu’une cicatrice depuis longtemps refermée, et il y a ses yeux délavés, et toute la tristesse qu’ils déversent, comme si on les avait éteints, cassés, débranchés. Suis sûre de l’avoir déjà vue quelque part. Suis touchée. On dirait qu’elle est déracinée, on dirait qu’elle n’est pas d’ici, qu’elle n’a rien à y faire, je suis fascinée, ça y est. Merde. L’excitation est retombée. Je suis presque paniquée. Elle sourit toujours, m’a pas quittée du regard, et moi je ne sais plus où me mettre, quoi faire de moi, de ce corps qui trône là, maladroit, jambes pendantes, tout à coup je voudrais ne plus être là, ou alors juste une toute petite souris que personne ne voit, je sais pas où poser les yeux, quoi dire, je m’affole, effroi, qu’est-ce qu’elle me veut cette fille, pourquoi est-ce qu’elle est là, putain, faut que je sorte, j’étouffe, je perds pieds, rattraper le fil, vite, se souvenir où je vais, vite, le couloir, de l’air, mais avant que je bouge un seul orteil, la porte s’ouvre encore, et je suis coincée, il y a quelqu’un qui entre, une autre fille, tiens elle a un sac à dos, celle-là, comme moi, un jean, et des Converse, ouf, ça je connais, je vais pas la quitter, besoin qu’elle me protège de la fille qui dérange, pas envie de tout faire foirer comme avant, je me suis engagée dans une direction, ça n’aurait plus de sens, ou trop, justement, je veux plus ça, jamais, je dois pas y penser, réduire la vacance, tout de suite, allez, et puis la fille au sac à dos saute au cou de la fille bleue, et le garçon en face dégringole, et il s’accole, cris de joie, rires, et voilà que tout le monde s’embrasse, même les vieux du bas, est-ce que c’est une blague, je sais plus quoi penser, oh, c’est quoi ce plan, il est où le piège, je suis tombée en pleine réunion de famille, super, pffff, merde, suis cernée, et alors la fille qui fait peur me regarde, et c’est poignant, saisissant, amusé…

{- Tu es nouvelle ? toi aussi, tu es musicienne ?}

#6 -

No Comments Yet.

Leave a Reply

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *