Il y a beaucoup plus d’agitation dans le wagon que l’air ahuri de la fille de l’agence de voyages ne le laissait supposer, quand je lui ai expliqué que non, pas partir en avion, pas même en charter, mais en train de nuit, oui. {Personne ne va plus jamais à Vienne en train, voyons, c’est beaucoup plus rapide et moins cher dans les airs !} Certes. Dingue comme les gens ne se privent jamais de faire des commentaires. En quoi ça la concerne, merde, suis pas venue là pour discuter, voudrais juste qu’elle imprime le sésame qui ouvre la voie des rails. M’a agacée. Bref. Bientôt le coup de sifflet. Pire qu’une ruche, ce train. Des gens qui montent, d’autres qui descendent, un couple de retraités s’installe dans les couchettes du bas, et en face de moi un garçon brun, cheveux collés par la sueur, hisse avec peine une housse qui ressemble à celle d’un violonc… Un VIOLONCELLE ? Pourquoi il monte un violoncelle sur sa couchette, lui, l’est pas bien, il va tuer quelqu’un… j’aimerais pas être la fille en dessous, là, tiens, une blonde en bleu… Elle tourne la tête. A du sentir mon regard posé sur elle. Connection. Sourires. Bonjour… et le familier coup de poing dans l’estomac. Je me trouble. Son visage est si… pâle. Presque transparent. Lunaire. On y devine à peine les lèvres, comme s’il n’y avait qu’une cicatrice depuis longtemps refermée, et il y a ses yeux délavés, et toute la tristesse qu’ils déversent, comme si on les avait éteints, cassés, débranchés. Suis sûre de l’avoir déjà vue quelque part. Suis touchée. On dirait qu’elle est déracinée, on dirait qu’elle n’est pas d’ici, qu’elle n’a rien à y faire, je suis fascinée, ça y est. Merde. L’excitation est retombée. Je suis presque paniquée. Elle sourit toujours, m’a pas quittée du regard, et moi je ne sais plus où me mettre, quoi faire de moi, de ce corps qui trône là, maladroit, jambes pendantes, tout à coup je voudrais ne plus être là, ou alors juste une toute petite souris que personne ne voit, je sais pas où poser les yeux, quoi dire, je m’affole, effroi, qu’est-ce qu’elle me veut cette fille, pourquoi est-ce qu’elle est là, putain, faut que je sorte, j’étouffe, je perds pieds, rattraper le fil, vite, se souvenir où je vais, vite, le couloir, de l’air, mais avant que je bouge un seul orteil, la porte s’ouvre encore, et je suis coincée, il y a quelqu’un qui entre, une autre fille, tiens elle a un sac à dos, celle-là, comme moi, un jean, et des Converse, ouf, ça je connais, je vais pas la quitter, besoin qu’elle me protège de la fille qui dérange, pas envie de tout faire foirer comme avant, je me suis engagée dans une direction, ça n’aurait plus de sens, ou trop, justement, je veux plus ça, jamais, je dois pas y penser, réduire la vacance, tout de suite, allez, et puis la fille au sac à dos saute au cou de la fille bleue, et le garçon en face dégringole, et il s’accole, cris de joie, rires, et voilà que tout le monde s’embrasse, même les vieux du bas, est-ce que c’est une blague, je sais plus quoi penser, oh, c’est quoi ce plan, il est où le piège, je suis tombée en pleine réunion de famille, super, pffff, merde, suis cernée, et alors la fille qui fait peur me regarde, et c’est poignant, saisissant, amusé…
{- Tu es nouvelle ? toi aussi, tu es musicienne ?}
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