Il y a cette vidéo, et The City. Ma ville fantasmée. Cette ville où je pourrais être née…
(What If)
Je ne vais pas à l’école, Gaby le fils du meilleur ami de papa non plus, mais entre les lettres quotidiennes de maman et la librairie, ça me suffit. Il y a beaucoup de gens de passage dans ma vie, des poètes, des penseurs, de l’alcool, des femmes aussi. L’année de mes douze ans, nous accueillons un jazz-band qui campe dans l’arrière-boutique et je suis très amoureuse de Miles, le trompettiste. Un géant à la peau mate et brillante comme un marron d’automne, au sourire éclatant d’une unique dent en or, juste devant. Il m’apprend les claquettes et le texas hold’em, m’entraîne à travers la ville découvrir les spectacles de rue et les laboratoires expérimentaux des nouveaux sons psychédéliques, il me paie d’énormes hamburgers au comptoir du bar, lui s’enfile des panachés et pendant que je mange il raconte, le jazz, ses parents au Texas et la rencontre avec Ella Fitzgerald, son exode à l’Ouest, sa trouille bleue des tremblements de terre, et dans ses yeux je lis la fascination pour la baie, l’océan, il ne s’arrête jamais de parler et il rit tout le temps. Et puis un jour on lui dit que pour le swing il faut migrer à l’Est, tout là-bas, vers New-York, alors il part, et avec lui trompettes et jazz-band. Gary a grandi, moi aussi, nous avons pris de l’assurance. Notre nouveau truc, c’est les paris. Un héritage du poker et du jazz. Sans le bruit, sans la fumée, sans les notes et les rires des musiciens, les cartes ont perdu leur attrait. Alors on s’exile : notre nouveau terrain de jeu c’est la rue, la ville, et les défis. C’est à cette époque que j’apprends la guitare en trois jours et trois nuits, sans dormir, à cette époque aussi que nous nous décidons à écrire, à cette époque que le père de Gary se tue bêtement sous un cable-car, à cette époque que mon père transforme sa librairie en galerie pour y exposer une forme d’art assez bizarre, qui lui assurera pour la postérité le statut envié de grand incompris.
De Miles, j’ai conservé une passion pour les hamburgers, pour la limonade améliorée, et pour les bars. Alors je me fais embaucher comme barmaid à deux blocs de la galerie, dans un de ces endroits à la mode, cosmopolite et rock’n roll. J’y côtoie une foule bigarrée, des musiciens défoncés, des artistes engagés, des féministes prosélytes, des ouvriers, et Sam. Sam qui invente des histoires abracadabrantes pour nous amuser, quand elle n’est pas à fond impliquée à manager quelques obscurs groupes de heavy-metal qui rêvent un jour d’égaler le talent de Deep-Purple.
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Sam n’est pas très grande, mais elle sait se faire remarquer. Lorsqu’elle apparaît quelque part c’est inévitablement son t-shirt qui attire l’œil en premier. Elle possède un large stock de t-shirts blancs, qu’elle a volé dans un hangar des quais, elle prétend que personne n’en voulait et qu’elle a rendu service en débarrassant des cartons qui gênaient. Chaque matin, après la première gorgée de café, elle s’attelle à fabriquer le t-shirt qu’elle va porter toute la journée. Lorsque je dors chez elle, je n’en manque pas une miette. Elle le teint, le déchire, y colle des objets, y pastiche un flyer des Grateful Deads pour ricaner et Gary l’accuse de foutre le bordel exprès parce que partout il y a des fans, le bar est d’ailleurs une espèce de QG pour Jerry Garcia et ses groupies les plus motivées. Sam n’aime pas la musique expérimentale, ni la came. Elle picole de la bière artisanale, brassée par son cousin à San Diego et convoyée jusqu’à San Francisco tous les mois par bateau. Elle a un avis sur tout et conteste n’importe quoi pour le principe, elle revendique, elle met en pratique, elle dit que chacun de ses t-shirts est un acte politique.
Chaque soir, elle apporte à mon père celui de la veille, étiqueté et glissé dans un sac en papier. Mon père a tout de suite été emballé par les t-shirts de Sam, un concept incroyablement contre-culturel selon lui, du coup il a décidé de les exposer, d’y consacrer toute une pièce, puis deux, puis toute sa galerie rebaptisée musée pour l’occasion, pour faire meilleure impression. A cette époque, ma mère ne donne plus de nouvelles depuis des lustres et il a fini par décrocher du mur la carte du pays pour ne plus avoir à se faire à l’idée qu’il y a plusieurs jours, puis plusieurs mois, et même plusieurs années, qu’il n’y inscrit plus chaque soir le trajet de cette femme itinérante qu’il ne finissait jamais d’attendre. Mes grands-parents sont morts et avec eux l’obligation d’aller s’emmerder dans le Nevada, mais ma mère ne s’est pas montrée alors j’ai hérité de tout ce qu’ils avaient. Une fois la succession soldée, j’ai convaincu le proprio de me céder son bar, et j’ai tout transformé. J’y suis seule aux commandes et bien entourée, je passe des disques et j’organise des soirées, parfois j’invite des groupes sur une scène improvisée, je suis très occupée et j’aime ce que je fais.
J’ai gardé une chambre chez mon père, mais je n’y dors jamais. Gary a émigré vers The Haight et affiche gaiement son homosexualité. Il est tatoué partout et vit dans une grande baraque qu’il partage avec deux transexuels, Tony et Sacha. Dans la journée, il me rejoint au bar et nous avançons nos projets d’écriture pendant que je sers à boire aux habitués. L’époque des paris n’est pas tout à fait terminée et nous avons la réputation de terroriser les quelques têtes fraîchement arrivées.
Souvent à l’heure où Sam se pointe, c’est le signe pour Gary de s’en aller retrouver les militants de sa communauté dans des assemblées générales, ou des réunions de commissions interminables. Ils ne s’aiment pas beaucoup mais je crois que c’est surtout un besoin primaire chez Gary de reproduire ce qu’il a toujours connu dans la vie. Les soirées-débats, les prises de positions à géométrie variable : Gaby ne s’intéresse qu’à la philosophie, presque en anthropologue, et c’est pour ça qu’il écrit.
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Gary rédige des chroniques que nous inventons au fil de nos conversations, mettant en scène les vies de Lucy et Fred, nos alter-egos en deux dimensions. Nous sommes publiés chaque semaine dans le San Francisco Chronicle, puis édités exclusivement chez Harper Collins. Le regard des gens se transforme, au fil des jours certains qui nous connaissent scénarisent leurs apparitions, préméditent leurs gestes et leurs fulgurances, se décident héros de la fiction, perdent leur fraîcheur et leur naturel. Le bar a changé de clientèle, les habitués ont désertés et c’est désormais une autre ambiance, moins extravagante et moins spontanée, dans laquelle il faut vivre et travailler.
Notre relative notoriété n’est rien à côté de celle de Sam. Ses t-shirts sont célèbres au delà des limites de l’imagination, elle est même assez rapidement appelée à rejoindre La Factory, à l’autre bout du pays. Ce qui fait bien rigoler Gary, rapport aux toxicos dont s’entoure Warhol, après toutes ces années où Sam l’a emmerdé avec sa morale anti-dope.
Mais Sam accepte l’offre et s’envole pour New-York, au grand désespoir de mon père que cela contrarie beaucoup de n’être plus qu’un gardien de temple – la sentinelle d’un lieu de pèlerinage pour la superstar et ses fans, où plus rien désormais ne sera ni créé, ni nouvellement exposé. De mon coté je réalise que ça commence à faire beaucoup de gens que j’aime qui partent à l’Est. D’abord ma mère. Et puis Miles. Et maintenant Sam.
C’est alors que je rencontre André, un français en cavale, recherché dans son pays pour désertion pendant le service national. André est un hippie écolo, un pacifiste-activiste, comme les colocs de Gary chez qui il a atterri. C’est un homme aux gestes lents, un homme qui prend le temps de vivre pleinement. Il cuisine, il médite, il soigne des plantes extravagantes, il aime marcher, il est tranquille, paisible. Il a les cheveux longs et des sandales tressées, des lunettes rondes et les yeux plissés, il est si grand qu’il se tient toujours un peu courbé pour parler. Il émane de lui un calme, une sérénité, je tombe sous le charme et nous décidons de faire un bébé.
Mona naît un mois de novembre, et six mois plus tard je reçois une convocation à me rendre illico-presto à Chicago. J’y apprends que j’ai une soeur, elle s’appelle Lila, elle est malade et presque morte quand je la vois, c’est l’époque des premiers ravages du SIDA. Elle me parle de ma mère, cette femme que je ne connais pas, de son rire, de ses manies et de son caractère, m’annonce qu’elle est décédée depuis un an déjà, visiblement elle lui manque beaucoup plus qu’à moi.
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