Elle me dit, et ton père, il est comment, ton père, tu n’en parles jamais. Arf. Mon père. Je n’ai pas tellement de souvenirs de lui, avant ce jour où il m’avait donné une heure ridicule de retour. Minuit, et des poussières. Non mais dis, tu plaisantes, j’espère. Stupéfaction. Il n’y a que des images, avant. Son atelier. Le chemin de l’école, et encore, pas souvent, il parait. La naissance de ma soeur, et celle de mon dernier frère, quatre ans après. Mon père, il travaillait. Dans un laboratoire. Et puis il voyageait. Afrique, Asie, Etats-Unis. Ma mère, elle nous élevait. Les rôles étaient distribués. Jusqu’à cette après-midi là, alors qu’on allait changer d’année. Ça m’était tombé dessus, sans prévenir, sans explication, un peu comme la loi du plus fort, un peu comme si on se foutait de changer les règles en plein milieu de la partie, et c’est comme ça, et tu obéis. Point barre. J’espèrais le soutien de ma mère. J’espèrais qu’elle transmette deux ou trois informations, les accords qu’on avait passés ensemble, les modes de fonctionnement, sans doute. Qu’elle s’étonne, elle aussi, de cette subite intrusion. Mais non. Elle n’avait rien dit, elle avait confirmé. Solidaire. Sans doute qu’ils en avaient parlé, avant. Jamais avec moi. Jamais ils ne m’ont parlé ensemble, mes parents. Curieusement. Il y a eu ce jour où il a frappé à la porte de ma chambre, aussi, parce qu’il fallait m’expliquer que l’amour n’est pas une denrée provisoire, oui, c’est ça, qu’il avait dit, vas pas croire que l’amour est une denrée provisoire. J’avais seize ans. Deux mois plus tard, il démasquait mes escapades, il me surveillait. Mon frère gambadait, mon frère frimait, mon frère, il avait la confiance de mon père. Fatalement. Un garçon, un héritier, celui qu’on attendait, celui à qui on a donné le prénom du mort, voyez, celui qui n’a jamais déçu, à la base. Mais bref. Quoi dire de mon père que je n’ai écrit ici, déjà, les opéras, et la littérature, et les films, et la culture, la politique, les intérieurs qu’on arrange à défaut de savoir quoi faire avec le reste, sans doute que c’est bien trop dangereux, le reste, impalpable et terrifiant.
Et puis il y a sa mère. Avec qui j’ai habité, longtemps. Sa mère qui a perdu l’intérieur, sa mère qui n’est plus là, et pourtant si, en même temps. Sa mère qui fait pleurer mon père, et c’est insoutenable, et je fais comme si de rien n’était, tout le temps, comme si c’était inexistant, une broutille, et un détail, comme s’il n’y avait pas de larmes, ni de désespoir, comme si mon père devait rester fort, et fier, pour ne pas entailler l’image, et l’admiration, et c’est l’éternelle histoire du père-ce-héros, et je ne veux rien voir, ni qu’il a vieilli, ni qu’il a peur, ni qu’il vacille, en ce moment, et qu’il se raccroche aux branches, évidemment. J’avais écrit un jour qu’il a du mal à accepter l’idée de m’avoir transmis son insécurité, et ses doutes, et sa clairvoyance, et je me rappelle de ces lignes qu’il avait écrites après l’accident, découvertes par hasard dans un tiroir, et je sais qu’il est fragile, tellement, derrière les apparences, et j’espère qu’il n’est pas trop tard. Qu’il ne sera pas trop tard, pour le eye-to-eye.
Quand j’aurais le cran.
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